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... Pendant plus d’une heure j’ai plané au-dessus d’un immense tapis coloré de verts tendres ou profonds, parfois taché du rouge de certains arbres en floraison, du blond de quelques poches de savane herbeuse qui se rejoignaient en suivant le serpent ocre-brun des routes en latérite. Ce tableau dessiné et sculpté par les méandres d’innombrables cours d’eau semblait animé, le soleil et le vent ridaient les lacs et les larges rivières où les nuages se miraient. L’horizon hésitait à se vêtir de gris clair presque blanc chargé de chaleur ou de noir opaque empli de colère orageuse.         

Mon esprit se détachait par moments de ce spectacle, se voulait déjà parmi les arbres. Il fallait d’abord lier connaissance, être en contact physique avec la forêt pour qu’il se libère et voyage à sa guise, le moment n’était pas encore venu, je n’étais pas prêt. Le pilote a repris les commandes de l’avion. Après le décollage et quelques recommandations j’avais été promu co-pilote, un baptême de l’air traditionnel. Nous avons survolé à basse altitude une vaste plaine vallonnée et sillonnée de routes espérant voir des buffles ou des éléphants. Nganéma était juste devant !

Plusieurs maisons occupaient le sommet de petites collines, plus loin une sorte de grand hangar, l’atelier mécanique. De chaque coté d’une route étaient alignées de nombreuses habitations, le village des ouvriers. Un aller-retour au ras des toits de tôles brillantes du bureau et de la case du chef d’exploitation. Message rituel utilisé par tous les pilotes pour prévenir de leur arrivée. Puis l’avion c’est posé sur une piste en latérite, soulevant un long et épais nuage de poussière rougeâtre

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… Les portes de ce monde m’étaient ouvertes, il me suffisait d’entrer. Les bulldozers et les débardeurs, tronçonneuses, camions et autres chargeurs offrent une cacophonie si infâme que les perroquets en sont réduits à émettre leurs insultes sur des fréquences sonores particulières, afin que les humains responsables du vacarme qu’ils créaient sachent intimement à quel point ils dérangent. Plus aucun rapport avec une douce musique, le chant de la brousse était étouffé par le boucan des machines...

... Instants de repos pour les autres qui en profitaient pour fuir le soleil et les nuages de moucherons. Ces charmants insectes annexent le moindre trou entre deux rameaux ensoleillés. Ils envahissent cet espace lumineux pour repérer leurs victimes et se pressent par centaines sur les parcelles de peau non protégées. D’un esprit aventureux ils entreprennent en groupes serrés des recherches approfondies à l’intérieur des narines, des conduits auditifs et des yeux. Par chance ils ne piquent pas mais sont petits, très nombreux et collants. Il faut surtout éviter de les écraser, attirés par l’odeur ceux qui sont encore vivants s’agglutinent en plus grand nombre. Le seul moyen de s’en protéger est de retourner dans l’ombre de la forêt. Si l’on doit rester en plein soleil il faut se munir d’un chasse-mouches, une branche feuillue fait très bien l’affaire. Il est impératif de mettre au moins les oreilles hors de portée de leurs pattes chatouilleuses, à l’aide d'un chiffon noué sur la tête ou de feuilles pliées et introduites dans les conduits auditifs. La mode sur le parc ressemble à un défilé de guignols noirs et blancs agitants de petites branches autour de leurs têtes empaquetées dans des chiffons multicolores. Les humains dans ces endroits sont bizarrement attifés et aussi remuants que les insectes que leur transpiration attire...

Il y a heureusement des zones dans la forêt où ils sont inexistants. Un nombre incalculable d'autres bestioles pénibles sévissent à leur place. On s’y habitue et se protège en conséquence considérant que leurs morsures ne sont qu’une gêne passagère et qu’étant dans leur monde, la moindre des politesses est de supporter leur présence et leur gourmandise. Évidemment certains ont des piqûres très douloureuses et transmettent des maladies dangereuses parfois mortelles mais vivre en brousse implique certains risques. Les insectes existent sur toute la planète, sont une expression de la vie. La brousse est leur domaine, l’homme y est un invité malgré sa notoriété universelle de pollueur-destructeur le plus ingénieux, le grand maître du genre. Curieux convive, où qu’il soit cet insolent bipède impose les règles de bienséance sans soucis du désordre calamiteux qu’il laisse une fois repu. Las de m’agiter inutilement parmi ces petites bêtes je rentrais dans la forêt en suivant une piste de débardage, une saignée de la largeur d’une pelle de bulldozer. Il avait beaucoup plu pendant la nuit, les énormes pneus des débardeurs avaient creusé de profondes ornières. J’ai pataugé dans la boue sur une centaine de mètres. Les moucherons avaient abandonné leur chasse à l’homme. Le bruit des machines à peine plus faible m’embarrassait autant et il était plus que désagréable de marcher dans la gadoue jusqu’aux genoux. Je quittais la piste me déplaçant avec soulagement sur un tapis de feuilles et de branches. Je n’allais pas trop loin, peu rassuré d’être en terrain inconnu avec une machette pour unique moyen de défense. Il était peu probable qu’avec un tel bruit, la proximité des gens du parc et la fréquence du passage des machines je ferais une rencontre dangereuse...

... La forêt est impressionnante quand on ne la connaît pas, elle pousse à l’humilité, impose le respect et j’étais membre d’un groupe qui ne lui en témoignait aucun. Je ne craignais pas d’être puni mais j’étais dans un état bizarre, déroutant. J’avançais lentement et prudemment essayant de tout voir en même temps, j’aurais voulu tout savoir, tout comprendre en même temps et tout de suite. J’avais besoin de calme pourtant je brûlais d’impatience. Je désirais entendre la forêt mais il y avait les machines. Je souhaitais être seul, établir un contact particulier avec les grands arbres mais il y avait tous ces gens et le raffut qu’ils faisaient. Petit blanc impertinent, je voulais courir avant de savoir, de pouvoir marcher ! Dominé par la taille imposante des arbres, essayant de voir le bleu du ciel à travers des trous éclatants de lumière sous cette immense arcade de verdure, je me sentais autre, j’étais comme imprégné d’une force oubliée que je sentais ré exister.

   

La forêt m’enveloppait, j’étais dans son ventre comme un être en devenir. Je voyais depuis l'intérieur ce monde nouveau où je voulais vivre. Je ressentais des vagues de sentiments étranges, anciens, je redevenais fœtus, nouveau et très ancien, comme si la brousse allait accoucher de l’être double que je devenais. Des images, des désirs cachés, des messages, des sentiments secrets nés de mes rêves d’enfants ou d’empreintes beaucoup plus lointaines               m’envahissaient, renaissaient. J’étais dans la forêt, j’allais pouvoir leur redonner vie ! ...

 

 

 

 Coucal

 

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... Nous sommes arrivés au campement dans le milieu de l’après midi, les hommes avaient installé les cases, proches les unes des autres, sur un coté de la route, en bordure de l’ensoleillement. Il n’y avait, heureusement, aucun moucheron.

Les plus courageux, amateurs de confort ou, familles nombreuses, habitaient des deux pièces. Une chambre et une salle à manger. Les cuisines étaient proches des cases, construites selon la même technique, charpentes en bois de brousse, murs et cloisons en écorce, et toits de pailles. Un assemblage des feuilles d’un genre de palmier, cousues entre elles par une petite liane, le long d'une tige, puis, posées une à une, comme des tuiles. Les familles s’y regroupaient par affinités ethniques ou sympathie. Organisées en popote, elles partageaient de façon théoriquement  équitable, les frais et les taches culinaires.

Ces cuisines n’ont pas de murs ou alors, ils sont bas et servent à protéger le feu, du vent et de la pluie. Au centre de la pièce,  le foyer principal. Au minimum, trois longues pièces de bois, de même diamètre pour assurer la stabilité des marmites et casseroles. Généralement une essence qui a la particularité de se consumer lentement. A proximité, une ou plusieurs tables pour ranger la vaisselle. Un peu plus loin, le fumoir remplace naturellement un réfrigérateur inutilisable en ces lieux sans électricité. Deux feux, alimentés de bois verts, noircissent et conservent des pièces de viandes de brousse ou de poissons, disposées sur des treillis de branches installés suffisamment haut, pour éviter le contact avec le vent et la pluie ou, la température excessive des feux. 

La forêt fournit tous les matériaux de construction, bois et lianes, pour les habitations et la plupart des meubles, lits, tables et sièges. Une machette et l’indispensable lime sont les seuls outils. Quatre arbustes fourchus au sommet, plantés dans le sol, seront les piliers de base soutenant la charpente d’une maison. L’ensemble solidement amarré à l’aide de lianes, résiste aux plus violents orages. On ne déplace les meubles qu’au moment de déménager, les pieds fichés dans le sol, il faut les déterrer !

Si la solidité est garantie, il en est autrement du confort. Les plateaux des sièges et des tables, les sommiers des lits, sont faits de branches ou de troncs d’arbustes relativement droits et cylindriques, allongés et attachés côte à côte. Il faut plusieurs tentatives, patientes et minutieuses, pour ne pas renverser le contenu d’un récipient  posé sur une table formant autant de vagues et surtout mémoriser les endroits offrant un semblant d’équilibre.

Quant à dormir agréablement ! Il y a toujours, malgré l’épaisse couche de feuilles tenant lieu de matelas, un ou plusieurs nœuds qui entrent inévitablement en contact, de façon douloureuse, avec les côtes en particulier et n’importe quelle autre partie du corps. Après de nombreuses et intensives autant que pénibles recherches, on finit, la fatigue aidant, par trouver le sommeil en adoptant une position que seuls, les grands maîtres de Yoga sauraient apprécier.

Mon logement, un peu à l’écart des autres, était construit dans le même style, mais sans cuisine.  A tout seigneur, tout honneur ! Le toit était en tôles. Un vrai four !

Un grand arbre m'aurait volontiers offertla fraîcheur de son ombre, malheureusement, il était trop loin...

... Le soleil équatorial était d’humeur bouillante. Tout avait été prévu et fait pour qu’il n’y ait pas la plus petite tache d’ombre sur la route. J’écourtais la ballade, l’ensoleillement datait de quelques mois, les troncs empilés au hasard de leurs chutes formaient des deux cotés de la route un mur de bois enchevêtrés gris brûlé, une homogène couleur de cendres. Le fond sonore de la chorale des insectes percé par moments de chants d’oiseaux ajoutait une touche lugubre à cette atmosphère surchauffée. En particulier, une complainte qui dominait les autres sons. Plusieurs oiseaux communiquaient sur le même ton depuis différents endroits de la forêt. Un chant sourd et puissant, une longue série non modulée de « ouh ouh ouh ouh » sur la même note grave et mélancolique. Triste ambiance et chaleur pénible, Albert ou personne, un bain était nécessaire et me ferait le plus grand bien. J’entrais dans le four attrapant le plus vite possible savon et serviette. Ces deux là suffiraient à me tenir compagnie j’avais un impérieux besoin de fraîcheur. Deux équipiers de Albert m’avaient vu passer et m’attendaient pour le bain. Un jeune costaud et un vieux petit et noueux pratiquement édenté. Maroga et le vieux Pierre. J’avais ma machette, je commençais à prendre les bonnes habitudes ils semblaient satisfaits. Je demandais quel était cet oiseau au chant si peu joyeux, et tachais de le reproduire. Le vieux Pierre m’accompagnant le refit mieux que moi.

- Ce l’oiseau que tu as compris là, vous les blancs vous pellé lui coucal. C’est un l’autre blanc qui m’a dit ça. Façon que lui parlé, ce n’est pas pour pleurer. C’est le mari qui pellé la femme ou la femme qui pellé son mari. Pour lui voir c’est trop difficile, sa couleur c’est comme la peau du buffle et puis quand il commence parlé il reste souvent qu’en haut des arbres...

... J’étais tranquille, avec mes naturalistes je saurais tout sur les habitants de la forêt et rapidement. La rivière n’était pas très large quatre ou cinq mètres environ et peu profonde. L’eau était propre malgré les pluies qui avaient commencé. Elle ondulait et animait de gerbes d’eau les rochers et les troncs d’arbres où le courant la poussait. La forêt était claire tout autour, des arbustes espacés esquissaient une ombre douce et apaisante sur un tapis de feuilles où le soleil disséminait de petites taches de lumière vive. Je m’allongeais dans l’eau avec mes vêtements trempés de sueur bien décidé à m’imprégner de cette fraîcheur bienvenue aussi longtemps que j’en aurais envie. Mes gardes du corps ne semblaient pas être pressés. Il y avait deux arbres étranges de chaque coté de la rivière. Ils avaient à peu prés les mêmes dimensions. Le tronc court soutenu à deux mètres du sol par des racines aériennes minces et très nombreuses semblait défier les lois de l’équilibre. Les branches tordues portaient de grandes feuilles dans un assemblage donnant au houppier une forme de sphère. Une énorme tête verte posée sur un cou décharné et couvert d’une peau épaisse bosselée et tatouée selon la fantaisie des mousses et des lichens, s’accrochait à la terre par les innombrables pieds désarticulés d’un hybride d’araignée et de mille-pattes. Les génies gardiens du temple sans doute...

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Touraco géant ou Touraco bleu.

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