.............. Mes leçons commençaient. Les
arbres ou les bois qu’il me montrait, d’un diamètre inférieur aux dimensions
autorisées, étaient trop jeunes pour être abattus de plus ils étaient au bord
de la zone d’ensoleillement, ils servaient d’arbre école. On les voyait de la
route cela évitait de longues marches en brousse pour apprendre à les
reconnaître. Ceux là s’en sortaient bien, pas tous, j’ai fait la connaissance
de deux condamnés à la peine capitale. Un kosipo, un grand arbre de gros
diamètre dont l’écorce est faite de petites écailles irrégulières qui laissent
en tombant des traces roses. Les feuilles vert-sombre et coriaces aux nervures
saillantes se replient sur elles-mêmes. Elles me donnaient l’image de
structures de bateau un peu tordues. Le bois brun rouge est parcouru de veines
plus sombres. L’autre arbre est son cousin, le sapelli. Ils ont le même aspect
à part le diamètre, les feuilles de dimensions plus importantes et l’odeur
caractéristique de l’écorce et du bois, on peut les confondre. Le bois a une
couleur identique mais n’est pas veiné, on ne peut évidemment faire cette
différence qu’une fois l’arbre devenu bille de bois. Leur sort était scellé,
ils seraient abattus quand l’exploitation de cette zone serait terminée et le matériel
envoyé dans un autre secteur. Ils faisaient de l’ombre sur les restes de
leurs semblables amoncelés dans l’ensoleillement. Les rayons du soleil à
l’endroit où ils pouvaient les atteindre avaient peint leurs troncs d’un gris
terne piqué de taches noires. Sinistres costumes de deux vieillards attendant
la mort. La lumière brûlante modifie l’image de tout ce qu’elle touche, elle
uniformise les teintes. Le végétal se travestit du modèle standard d’un gris douteux.
En forêt les arbres portent les tenues de leurs clans qu’ils
embellissent de touffes de mousses et de lichens de tailles, de formes,
d’épaisseurs et de couleurs différentes. Elles varient du blanc au gris, jouent
sur les tons d’une grande palette de verts ou de marrons et de noirs. Les
lianes agiles décorent les troncs de spirales gracieuses d’autres les coiffent
de nattes ou de tresses s’emmêlant jusqu’au sol. Ces touches d'élégance
s’harmonisent avec les couleurs les dessins et les formes de leurs peaux.
En écailles ou en rectangles ou encore en losanges l’écorce est un habit
et ses fentes des blessures. La plupart de mes ouvriers parlaient de la
peau ou de l’habit et non de l’écorce des arbres blessés ou pas qu’ils me
décrivaient lorsqu’ils ne connaissaient pas les noms-pilote utilisés par les
forestiers et les désignaient par leurs noms vernaculaires. La sève devient
le sang de l’arbre qui coule de sa peau quand la machette en a frappé et
blessé l’écorce. .......... |
............. … Les grands arbres espacés se voyaient de loin, je
traversais un domaine de colonnes et de totems immenses érigés par la nature à
la gloire des génies de la forêt. À l’abri des regards indiscrets je saluais
avec une déférence secrète ceux qui habitaient les arbres auxquels un jour il
faudrait demander de déménager. J’espérais qu’ils pardonneraient ma félonie,
j’étais là pour révéler l’existence de leurs arbres hôtes aux dents des
tronçonneuses. Pour l’instant, en attendant que les armées humaines n’arrivent
ils vivaient leurs vies d’arbres en continuant d'abriter les autres vies. Ornés
de lianes incrustées de diamants et de rubis, d’émeraudes et d'opales, ils brillaient
parés de la lumière céleste glissant sur les rameaux. Ils étaient la
forêt ! Ils éclairaient le sol en écartant leurs feuilles et appelant
la lumière, ils habillaient la terre de l’or du soleil avec des millions de cierges
gigantesques plantés dans la terre et allumés au ciel. Ils sublimaient en
laissant danser leurs branches entre l’obscur et la clarté la beauté féerique
de cette immense basilique.
Ce ballet lumineux était par endroits, élevé, orné, magnifié de la danse bigarrée d’une myriade de papillons animant d’arcs-en-ciel le sommet des grands arbres. Parfois ces ailes colorées descendaient pour mieux voir qui étaient les intrus qui osaient déranger leur monde d’harmonie puis dansaient près du sol un moment et virevoltaient en montant rejoindre la lumière. Ils voulaient voir les âmes de ceux qui un jour viendraient pour détruire mais qui pour l’instant ne faisaient que passer. Les oiseaux s’appelaient chacun
dans son langage et pas toujours poliment sans attendre leur tour, je
regrettais de ne pas avoir travaillé le solfège tant ce mariage de son se
mêlait en harmonie à la majesté des lieux. Bien sur, il y avait des fausses
notes, les « hein, hein, hein » moqueurs des calaos siffleurs, .......... |
.......... .... La nuit était là, ma première vraie nuit sous les arbres, je découvrais dans la pénombre l'intimité de la forêt, sa chaleur humide et son ambiance sonore avaient une autre texture, plus sensible, palpable. ... Les crapauds semblaient moins bruyants, leur concert ne dominait pas il faisait partie d’un ensemble. Une multitude de sons qui se fondait en un seul, invariable, presque sans rythme mais imposant, puissant, lancinant. Soprano et alto dominaient à tour de rôle, soutenus l’un et l'autre par les crapauds barytons. Cette uniformité acoustique donne une illusion de calme en s’y habituant on croit entendre le silence, la canopée et le sol forment une caisse de résonance dans laquelle rebondit une pulsation vitale qui traverse chaque cellule du corps, on est au milieu de cette vibration comme dans une sphère.Le cri des damans, les hurlements des singes dérangés dans leur sommeil par un serpent ou une panthère, le fracas d’un vieil arbre qui tombe, le barrissement d’un éléphant furieux qu’un obstacle inhabituel dérange ou les clameurs terribles des hippopotames se battant à mort pour la domination d’un troupeau et les cris alarmants des oiseaux de nuit sont les chutes brutales qui brisent le rythme de l'équilibre sonore. Ces ruptures sont surprenantes et en détonant dans l’unité amplifient les sentiments qu’elles éveillent, dans cet environnement vient d’abord l’inquiétude puis la peur et l’angoisse. Alors on cherche à identifier pour se rassurer, on entend mais on ne peut voir, on ressent et on imagine en accroissant le rythme de ses propres craintes qui bat à l’infini. On voit nettement le singe que la panthère étouffe en lui broyant la gorge, on souffre et hurle de douleur avec lui. L'arbre qui tombe est peut-être proche et va s’écraser sur le campement. L'éléphant en colère charge en faisant trembler la terre jusqu’aux bâches fragiles et se défoule éparpillant ce qui le l’enrage aux quatre coins de la forêt. L’hippopotame vaincu, aveuglé par la crainte et l’humiliation court droit sur une bâche mais nul ne le voit venir dans sa fuite éperdue pour sauver sa vie. Les oiseaux de nuit deviennent une multitude égarée qui fonce sur moi. Il fait très chaud, pas un seul souffle d’air entre le sol et le sommet des arbres, je perds l’eau de mon corps et n’ose pas bouger de crainte d’avoir encore plus chaud. Je suis épuisé et je voudrais dormir mais je n’y parviens pas, mon esprit aussi est en ébullition, il a grand ouvert toutes les portes et les fenêtres aussi, j’entends tout ! Tout ce que je ne ressens pas en d'autres lieus entre en moi. Je suis submergé de visions étranges, réelles, fictives ou venues d'ailleurs. Je n’ai qu’une moustiquaire pour me protéger de ce que mon imaginaire dessine ! Toutes ces portes de l’esprit habituellement closes laissent entrer en moi des sentiments que je sais anciens et qui m’étaient inconnus jusqu’alors. Les bruits qui percent l’unité sonore de la nuit en forêt me poussent à percevoir le sens de ma vie, ils m’en proposent d’autres versions, m’en imposent d’autres visions… ............. … Au-dessus de moi les arbres grinçaient ! Les portails anciens de la brousse ne s’ouvrent que la nuit au passage des vaisseaux millénaires dont chaque arbre est une mature tendue de toiles vertes. Au-delà du son terrestre, les charpentes craquent et les voiles claquent sous la poussée des vents guidant la grande migration sylvestre qu’aucun œil ne peut suivre. Mon esprit clandestin embarque au-dessus d’eaux verdâtres où flottent en dérivant le long de falaises blanches et pourpres des îles de roches sombres. Il attend dans le silence absolu d'aborder une autre forêt, sans temps ni espace, où l’on discerne à l’origine des astres la force des sucs irriguant la moelle des bois de la sagesse infinie des formes subtiles de la vie. Au-dessus de moi les arbres grincent et les lianes crissent, je les entends pousser ! … ...... |