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… Début de saison sèche les herbes étaient encore très hautes. Depuis le lever du jour nous suivions un troupeau d’élans contournant les collines et changeant de direction selon les caprices du vent en essayant d’identifier leurs traces fraîches parmi d’autres plus anciennes. Il y avait un grand mâle entourés d’autres plus jeunes, des femelles et leurs petits. Je ne suivais que les empreintes du chef  très larges et faciles à reconnaître. Il s’écartait souvent pour mieux nous repérer et protéger ses femelles. La chaleur était écrasante pour les hommes et les animaux. Dans ce genre de chasse on est engagé dans un combat absurde qu’il faut quoi qu’on puisse en penser mener à son terme. Cet animal est formidablement armé pour ces défis à la mort, à la vie. Sa vue, son ouïe et son odorat sont des défenses exceptionnellement développées, il est de plus très intelligent et brouille habilement sa piste quand il sent le danger et met en quelques minutes des kilomètres entre lui et ceux qui le poursuivent. Sa taille et son poids, entre sept et huit cents kilos, sa force et la longueur de ses cornes ne lui servent qu’à régler des conflits de prétentions territoriales ou d’hégémonie sexuelle. Il pourrait aisément si l’envie lui venait de se battre, éventrer ou rompre le cou de ses prédateurs félins et humains. Les pisteurs attendaient la victoire et surtout la viande qu’ils ramèneraient au village et nourrirait tout le monde pendant plusieurs semaines. Moi, je ne sais toujours pas ce qui m’a poussé à vouloir tuer un animal aussi admirable, l’imprégnation génétique du comportement de mes ancêtres hominidés, une manière d’affirmer mon statut d'être humain et son contraire, comme le goût du meurtre, celui qui réveille la bête !

On s’écarte en infinité de parsecs de l’image bienfaisante et valorisante que l’on se fait de l'humanité lorsqu’on voit sur quelles pentes sa bêtise peut mener. Pourquoi tuer cet animal superbe, pour prouver quoi et à qui, à mes ancêtres préhistoriques, à mon père, à moi-même, pour être le bon blanc qui aide les pauvres noirs à se nourrir, pour posséder comme un sot le trophée le plus beau et le plus long, être l’heureux titulaire du record ? Certainement celui de l’ineptie, était-ce l’élan qui avait la réponse, moi je ne l’ai toujours pas ou sournoisement je redoute d’avoir à admettre que je suis un pire abruti que ceux dont je me gausse prétentieusement.

 

Le troupeau s’est arrêté à l’ombre de quelques maigres acacias, épuisé comme nous par la chaleur étouffante. Ils étaient enfin là. Les femelles broutaient surveillant leurs petits d’un rapide coup d’œil. Au terme de huit heures de traque j’étais au milieu des élans. La fatigue et l’excitation de la chasse qu’il me fallait contenir au risque de provoquer stupidement leur fuite m’offrait un tableau brumeux. Je ne voyais que des ombres se mouvant sous les arbres à travers un fin voile de poussière en suspension. La couleur de leur pelage est en harmonie avec celle des herbes et des arbres. C’est moi qui suis de trop dans ce paysage comme la souillure d’une tache sur un tableau de maître. Devenu serpent je me suis glissé en invoquant le silence entre les touffes d’herbes sèches et craquantes, ne respirant qu’à peine essayant de repérer le grand mâle. Sur mon épaule la main de Bouba le pisteur et un doigt qui pointe une forme plus imposante que les autres puis dans un souffle tout contre mon oreille

« Gorko, le mâle » 

 

 

Mon cœur va imploser, je respire de plus en plus vite, je dois rester calme. Son allure noble, cet air de puissance souveraine et de fière assurance forcent l’admiration et imposent le respect. Pourtant je suis là pour gommer de la brousse cette image de paix. Il est un peu à l'écart du reste du troupeau, toujours sur ses gardes il cherche à repérer les odeurs suspectes. Je perçois en écho le son créé par le souffle de ses cornes immenses traversant l'air à chaque mouvement. Il faut que je l’approche encore. Ramper comme un serpent ne suffit plus, je deviens ver de terre devant cet animal magnifique. Il est dix fois plus lourd que moi et pourrait m’effacer de son environnement comme on chasse une mouche insolente. Je sais qu’il ne le fera pas. Mon arme me gêne et devient terriblement lourde. Les herbes que j'écrase en rampant font un bruit énorme, ils se connaissent bien elles veulent le prévenir, le monde entier est contre moi ! Je suis là pour tuer et n’ai aucune raison de le faire, pourtant j'avance, m’approche lentement, je pourrais faire feu maintenant. Je dois le voir plus prés et je voudrais, sans doute pour renoncer à commettre l’irréparable pouvoir poser mes doigts sur son front entre ses cornes prodigieuses. Je le vois parfaitement, il est tout proche. Son poitrail énorme bât la cadence de sa peur. Il sait, ressent le danger. Les naseaux pointés vers le ciel, ses cornes immenses appuyées sur son encolure il semble demander de l’aide aux nuées. Bien qu’épuisé lui aussi il est prêt à courir et brouiller les pistes une fois de plus. Il sait que le plus grand danger est pour lui mais il dépasse sa crainte, il tiendra son rôle. Défendre son troupeau, son monde, celui pour lequel il s’est battu contre d’autres mâles et a si souvent déjoué les embuscades de ses ennemis naturels. Il a forcément affaire à des humains, les autres prédateurs ses ennemis traditionnels auraient depuis longtemps attaqué une femelle ou un jeune membre de la harde. Tant d’acharnement ne concerne que lui, il le sait aussi, même s’il perçoit notre odeur il ne nous a pas encore repérés. Il cherche à savoir d’où viendra l’attaque, sans me voir il a compris qui je suis et ce que je cherche.

Bouba me rejoint, il sait ce qui se passe en moi et pour me pousser à agir, à prendre en vrai chasseur la décision d’aller au terme fatal de la traque, dans un murmure réconfortant « Yamoussa ! L’élan de Derby ! »

Dans ma tête se déroulait un autre film, j’étais en communication avec l’esprit de cet être vivant, en flottaison dans les univers superposés de mes ancêtres chasseurs et de son monde de proie. Je redonnais vie dans la savane camerounaise à des émotions mêlées par des courants millénaires. Il fallait que je tire, que je tue et je ne pouvais pas ne pas remplir ce rôle. Détruire tant de beauté, ne m’apporterait rien je n’en avais pas besoin, il y avait bien assez de nourriture là où je vivais, Bouba et ses pisteurs par contre manquaient surtout de viande et de bien d’autres choses. Réflexe ancestral du chasseur, du tueur, faire feu pour vivre un court moment l’illusion de puissance qu’éprouve celui qui possède l’arme porteuse de mort ? Je ressentais à ce moment précis, les effets de l’empreinte indélébile de ceux qui continuaient à s’approprier la force et l’esprit de leurs victimes en les peignant sur les parois des grottes qu’ils disputaient aux ours, aux tigres et aux loups dont ils étaient eux aussi les proies.

 

L’impatience des hommes qui m’accompagnaient était perceptible. Bouba juste derrière moi, une main fraternelle posée sur mon épaule me dit très doucement et paisiblement comme pour m’inciter à garder mon calme

« Tire maintenant, il va partir ! »

Je me redresse à moitié, je suis à genoux. J’épaule mon arme. Je tremble, je ne vois plus qu'une ombre énorme qui s’éloigne de plus en plus vite. Les cris de déception, de rage ou de colère des hommes que Bouba a emmenés me poussent à me relever. Je suis debout, je vise dans un nuage de poussière une silhouette sombre qui fuit pour sauver sa vie. Le silence qui suit le fracas de mon arme me pétrifie, je suis moulé dans une gangue de dégoût et de pitié où mon âme hurle dans une sorte de vide stupéfait. Un épais tourbillon de poussière a effacé l'ombre qui courrait pour son salut ! Les cris de joie des pisteurs me ramènent à la réalité, ils me dépassent en courant. Je ne bouge pas, mon arme à la main je réalise que je viens de détruire la sérénité de ce monde. Cet animal était à sa place dans la savane africaine, qui suis-je pour avoir osé l’en priver ? J’ai honte de moi, je suis désespéré, Bouba revient vers moi. C’est un homme mur, chef de son village et chef religieux il enseigne le Coran. Il sait ce qu’est la vie et connaît tout de la brousse, sa beauté, les joies et les peines qu’elle apporte. Il connaît surtout le cœur des hommes et il sent que le jeune blanc est désemparé, il sait que je dois aller jusqu’au bout de mon acte, l’assumer. Je le suis comme un enfant perdu. J’approche ma victime et les hommes défont leur encerclement macabre.

 

 

L’élan est allongé sur l’herbe, aucune tache ne souille son pelage la terre asséchée a absorbé le sang répandu. Sa respiration saccadée fait bouger en une danse lugubre les fines rayures claires de sa robe. Le regard est affolé par le mouvement des hommes autour de lui. Il s'apaise enfin. Je n’ose le regarder tant j’ai honte de moi ! Il me fixe, comme s’il m’attendait, ses yeux ne se troublent pas, il n’a pas peur, n’a plus peur de rien. Il sait ou il va, ne craint plus rien ni personne, nul ne peut plus l’atteindre. L’éclat de son œil m’éblouit de perceptions inconnues, je perçois comme un message, une impression fugace déjà ressentie dans la forêt du Bénin.

Son regard me submerge, sans haine, sans mépris, comme s’il voulait m’entraîner dans les tourbillons qui l’aspirent, non pour me faire du mal mais pour que je prenne la juste mesure de mes actes. L’obscure vérité de sa fin si proche inonde mon esprit d’émotions aveuglantes d’où le mensonge des larmes que je peine à contenir est banni, l’élan pointe sans dédain ma tristesse et les regrets tardifs de ma faiblesse dérisoire en acceptant sa défaite comme un acte accompli, le dénouement écrit de son dernier défi. C’est lui qui me rassure, me console dans son dernier regard, son dernier geste noble vient de son esprit. Il ne m’en veut pas je le sens dans ses yeux, avant de partir il m’apprend que le pardon offert en un dernier soupir est un acte d’amour, un acte de vie.

 

 

  Bouba immobile me regarde intensément, j’ai compris ces leçons à jamais inscrites, la sienne et celle dont l’élan m’a fait le cadeau suprême juste avant de quitter la savane. Leçons de courage, celui qu’il faut pour regarder la mort en face surtout lorsqu’on l’a provoquée, celui qu’il faut trouver en soi pour mieux concevoir et honorer sa vie en cherchant dans le pardon et l’amour dont elle est la renaissance le sceau de l’harmonie à l’origine des mondes.

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