l'arbre m'a parlé 

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.. Nous avons débouché sur un vaste plateau de forêt primaire aux arbres dispersés, le kévazingo dont Pierre m’avait parlé occupait tout l’espace, à ses cotés les autres arbres pourtant de bonne taille semblaient malingres, rachitiques.

Cet arbre était si large et ses contreforts si hauts qu’évidemment personne n’aurait pu voir l'éléphant embusqué.

Le vieux Pierre pouvait se rassurer, Bernard en riait bien entendu en disant que lui-même n'aurait rien vu, il les aurait peut-être sentis mais personne ne peut voir à travers un tel arbre.

Un monument de la nature ! Immense, imposant, un ancêtre énorme du vivant.

Ce colosse émanait tant de force et de sérénité, il exprimait tant d’énergie, de sagesse et de majesté qu’en l’approchant on se courbait d’abord, instinctivement et avec respect. Il dégageait la puissance phénoménale qu’il détenait depuis un lointain passé.

 

Je me suis incliné comme devant un vieux sage qu’il faut honorer.

Il était là depuis si longtemps qu’il devait posséder la mémoire de tous les arbres vivants et morts, il représentait l’énergie éternelle ensemençant la nature.

Cet accomplissement, il en portait les traces sur ses branches et son tronc tâché de blancs, de noirs, de rouges et de bruns, d’auréoles orangées.

D’immenses fentes déchiraient sa peau épaisse, elles étaient la marque des blessures qu’il avait supportées, les cicatrices des épreuves que le temps lui avait infligées. Son écorce était couverte de toutes sortes de lianes.

Élégantes et fines, habillées de feuilles miroitantes ou très sombres, allumant tous les verts que voyait le soleil.

Légères et délicates, composées comme une broderie pour parer de douceur cet immense corps végétal.

Épaisses et lourdes, chargées de champignons de toutes formes et couleurs qui lui faisaient des colliers, des bracelets, jaunes, rouges, verts ou orangés.

Il portait aussi des fleurs, exhibait celles que lui offraient les lianes et les somptueuses orchidées. Avec majesté il arborait sereinement son arc-en-ciel végétal pour donner de la beauté.

Il dominait la forêt, le monde !

 

Ce qu’il avait pu voir autour de lui pendant qu’il s’élevait avec tant de vigueur, qu’il était allé chercher au cœur de la terre et avait reçu des astres pour devenir si fort, lui donnait une aura d’une puissance si marquée qu’elle devenait langage et je voulais l’entendre. Ses branches épaisses chargées de temps et de patience le rendaient lourd d’un savoir et d’une sagesse immenses. Il pouvait ouvrir sa mémoire à qui voudrait savoir ce qu’il avait enduré pour devenir si grand, si beau. Tel Atlas il portait le monde, quelle force ses bras donnaient à l'univers entier ! Il était l’exemple, la mémoire et la force de la vie. Il avait vu tant de drames et disparaître tant de beautés, résisté à la violence, subi tant d’orages. Il avait su rester droit face aux vents déchaînés capables de le coucher à terre alors qu’il s’élevait. Il avait ignoré, méprisé la foudre qui aurait pu le fendre ou le brûler. Il était toujours debout et préservait son monde de tous les dangers ! Les arbustes qui poussaient doucement non loin de lui comme rassurés par sa présence, exprimaient la paix, la tranquillité, comme s’ils étaient protégés. Cet endroit de la brousse était très clair, on pouvait voir loin, les arbres étaient espacés. Il avait organisé le territoire pour que chacun prospère dans la sérénité.

Kévazingo. En langue Nkomi

Il était si large que son fût semblait court et pourtant il dominait la canopée.

Les arbres à ses cotés en escorte silencieuse lui faisaient allégeance, comme à un grand monarque ils témoignaient leur respect et semblaient l’écouter. Il était le maître, le doyen, l'ancêtre de cet endroit de la brousse, le géant protecteur habité de la puissance des génies de la forêt. En lui était comme dans une bibliothèque immense, la mémoire du vivant, celle que les arbres ont fait naître quand la vie trempait dans l’eau.

Je voulais le comprendre, entendre sa sagesse, je la sentais sans pouvoir la saisir.

Je n’étais capable que de l’admirer. Je savais qu’il avait tant à dire sans pouvoir le comprendre. En développant tant de force et de puissance il fallait qu’il s’appuie largement sur la terre. Il lui fallait son aide pour tenir droit et regarder le monde où elle l’avait fait naître, regarder les mondes, ceux qu’il connaissait, ceux qu’il était capable de voir. Il se maintenait sur des contreforts très épais qui équilibraient sa masse colossale. À travers ses pieds, comme les appelaient Bernard, l’arbre et la terre exprimaient l’harmonie. Les supports énormes qu’il avait créés transmettaient de la force à toute la forêt, ils pouvaient abriter la vie, la défendre.

Entre chacune des cloisons que formaient les contreforts un humain ou un animal pouvait se réfugier ou s’abriter et se cacher. Autour de lui poussaient surtout des niovés, de grands arbres minces et droits dont la sève rouge soigne les plaies. Evidemment auprès de ce titan ils semblaient fragiles mais leurs petites écailles minces et jaune-orangé rehaussaient en arrière plan les taches noires, blanches et par endroits rouge-vif que portait le géant qu’ils entouraient.

Arbre Kévazingo. Mouéga, en langue Bakota.

Comme s’il était là depuis le début du temps, il inspirait le respect que l’on doit à ces édifices que les hommes créaient et vénèrent pour élever leur piété.

Il exprimait la vie, la puissance de la terre, je savais que cet ancêtre pourrait me faire entendre ce que je venais chercher. Il était si grand, si proche des étoiles, c’était forcément ce vivant magnifique qui pourrait me dire ce qui m’attirait vers la forêt avec une énergie si grande et depuis si longtemps, me faire connaître ce que je pouvais apprendre des arbres, avoir une réponse à cette attente mystique à laquelle ils participaient.

J’étais ébloui de la force qu’exprimait l’aura de cet arbre, je m’en imprégnais.

Je l’ai tant regardé qu’il m’a semblé l’entendre.

Une explosion de lumières éclatantes entrait dans mes pensées, je ne percevais aucun message, juste des sensations. Au premier jet de cette énergie, la crainte et la confusion m’envahirent, j’avais l’impression que mon crâne était devenu poreux et que mon être entier allait se répandre aux pieds de ce géant. Mon esprit agité m’imposa le recours aux paroles du vieux Pierre pour se réconforter. « Là lui aussi va connaître que voilà un l’homme qui cherche pour voir moi dedans. Lui aussi il va voir toi dedans, c’est comme ça il peut parler dans la tête pour toi. Quand tu va faire comme ça voilà l’arbre qui parle direct dans ton la tête, ne faut pas peur ! C’est là où tu peux comprendre, regarder tout ce qui y en a dans la forêt »

Kévazingo. Ovang en langue Fang.

Je flottais dans un espace de lumières, un scintillement de couleurs que l’on ne peut connaître qu’en regardant les étoiles. Elles ne cessaient de tourner et moi avec elles autour de l’arbre devenu axe, pilier central de ce monde. L’atmosphère irréelle abolissait toutes choses familières autour de moi, comme pour me révéler un chemin à suivre et entrer à l’intérieur de l’arbre !

Je percevais des sons inconnus, puissants, une musique véritablement élémentaire, inhumaine, qui était à la fois la voix caverneuse de la terre et l’harmonie des sphères célestes où s’étalait le houppier de ce végétal gigantesque. Elle m’amenait à fondre dans ce corps d’énergies innombrables et me laissant guider oublier le nom d’homme pour voir dans les cellules des fibres couler la vérité essentielle des arcanes de l’être. Regarder le temps sans craindre ses marques éphémères et l’entendre dire l’infini.

Kévazingo. Moubaka en langue Eshira.

- Regarde bien les étoiles, elles te diront d’autres cosmos ! Dans la forêt tu sauras comment les arbres aiment l’univers. Écoute leurs voix, leurs clameurs t’apprendront à voir d’une autre manière et te diront qui tu es. Eux savent ce qu’exister puis ne plus être exprime. Ils savent renouveler leurs vies, la vie, ils en sont l’origine sur terre. Regarde bien les arbres, eux te voient et te diront ta place. Sans eux ta conscience de vie s’étiolera comme les contours diffus d’un arbre tombé flottant dans l’espace vide et creusé d’un linceul nébuleux.

J’ai eu le sentiment d’être envahi par les racines de ce maître de la forêt, comme si elles s'incrustaient en moi pour édifier ma vision de cet arbre fascinant en confirmant la réalité des pensées qu’elle avait fait naître ! J’avais entendu la parole de l’arbre.

Éréré kamba mié, l’arbre m’a parlé !

 

- Chef, allons-y, il ne faut pas rester seul ici ! Il y a beaucoup des arbres que tu pourras entendre, ce n’est pas seulement celui là qui peut tout te dire, tout expliquer. La Forêt est très grande et tous les arbres parlent. Si tu comprends déjà les arbres, c’est bien ! Mais il ne faut jamais se presser, d’abord, comprends bien la forêt, ce que tu cherches tu le trouveras mais il ne faut rien forcer. Les arbres poussent doucement ce n’est pas pour rien, ils connaissent le temps. C’est la première leçon qu’ils donnent et qu’il faut écouter. Personne ne peut jouer avec Engombé. Il passe, on le respecte, c’est tout. Les arbres font comme ça, il faut suivre ça et tu comprendras beaucoup de choses.

Bernard était venu réveiller Inongo Nyotangani, le blanc bizarre. Ce petit homme savait très bien ce que je ferais comme s’il me connaissait depuis des millions d’années. Pour lui il était évident que je resterais auprès de cet arbre pour savoir, entendre puis voyager même si c’est dangereux. Il était revenu sur ses pas pour me ramener sur terre en me sortant de cet autre univers, comme dans le tunnel de lianes où il était venu afin que je ne suive pas dans son monde le génie qui dansait.

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