L'arbre. La rivière. L'oiseau. 

 

 

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… Nous descendions vers un bas-fond sombre, le sol était détrempé et la pente très raide glissait vers une rivière. Devant nous un grand arbre mort allongé comme une barrière en surplomb du cours d’eau qui courait quatre ou cinq mètres plus bas. Le tronc était nu de couleur brune très sombre, taché par le temps et décoré de champignons blancs, bruns, noirs, rouges, jaunes, oranges, les restes colorés d’un fantôme d’arbre. Quelques jeunes poussant au bord du talus semblaient vouloir éviter sa chute, ils grandissaient tout contre lui, le retenaient, le soutenaient se nourrissant de son être en grandissant près de lui. C’est la loi de la forêt ! Tout autour de lui la brousse était épaisse. Les jeunes arbres et leur chevelure de lianes faisaient en se mêlant un mur vert très épais. Il fallait franchir cette clôture et se dépêtrer d’un dense rideau de lianes armées d’épines de toutes tailles. Albert en grognant commençait à tailler un passage à travers ces barbelés. Je n’avais pas envie de jouer de la machette ni me transformer en contorsionniste afin de traverser ce paquet de griffes. Il suffisait de sauter par-dessus l’arbre, c’était tellement plus simple. « Non, chef suivez-moi et attention à cet arbre son bois est fatigué, c’est le gardien de l’eau qui est en bas ! » Évidemment, j’ai franchi vigoureusement l’obstacle. Il était vraiment très abîmé ce tronc. L'appui que je croyais solide c’est enfoncé. J’ai perdu l’équilibre, le sol et le cadavre de bois, tout était glissant et suintant chargé de chaleur et d’humidité autant que je transpirais la prétention du petit- blanc qui sait tout, celui qui ne sait rien mais que l’on appelle chef et qui finit par croire qu’il en est un. Mon bras planté dans un souvenir d’arbre a entraîné une bruyante dégringolade d’humain et de résidus de bois directement dans un trou d’eau où j'aurais aimé m'allonger mais sans cet élan.

Elle était jolie la rivière à cet endroit, les grands arbres se penchaient sur elle pour la protéger, la cacher, la garder dans l’ombre rassurante de leurs bras immenses. Un geste d'amour que la forêt et l’eau échangeaient. À cet endroit elle faisait un coude où l’eau plus sombre semblait profonde. Heureusement, le bois me suivait, j’ai plongé par réflexe, je devais fuir le contact et surtout le poids de cet amas liégeux. Je suis sorti très vite sur l’autre berge, le tronc fatigué ou pas m’avait raté de peu. Je l’avais eu ma douche matinale, mon baptême dans le bain originel.

Attention, ton imprudence et ton arrogance peuvent être fatales !

J’étais prévenu, la forêt m'avait envoyé un signe en m’obligeant à faire de la voltige pour éviter d’être assommé ou noyé par un arbre mort qui gardait son amour de rivière, je l’ai aidé à la rejoindre.

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… Les tôles répandaient leur flot de chaleur qu’aucun souffle d’air ne venait apaiser. J’aurais aimé lire, la lueur de la lampe tempête était trop faible. Après de multiples contorsions, je trouvais un arrangement à l’affaire opposant les bois du lit et mes os. Cet accord précaire m'avait demandé beaucoup de délicatesse et de concentration. J’avais emballé les feuilles composant mon matelas dans des pagnes, pour éviter qu’elles ne se répandent. Il n’était pas question de les éparpiller par des mouvements trop brusques. Il fallait en même temps veiller à ne pas défaire la moustiquaire, quant à la lampe tant pis elle s’éteindrait seule, il aurait fallu que je quitte mon abri. Les radios et les crapauds avaient trouvé un terrain d’entente. Ils émettaient sur le même registre sonore entrecoupé de bruits de vaisselle, de rires et de conversations plus ou moins animées. Les camarades batraciens plus volubiles que les autres eurent le dernier mot. La forêt ne chuchotait pas pour autant. Les engoulevents entre deux becquées rapides d’insectes chantaient leurs séries d’aboiements rapides  « woup-woup-woup » appuyés par le chœur des chouettes et leurs « ouuuwoouh » interrogatifs, traînants et doux  recouvrant la forêt de son aura de mystère.

Un daman poussait sa plainte, un alarmant cri d’enfant perdu esseulé parmi la nuit des arbres. L’intensité des hurlements des singes donnait la mesure de leur peur, un serpent ou une panthère s’apprêtait à attaquer ou venait de le faire. On cassait du bois non loin du campement, les éléphants ne s’arrêtent jamais de marcher sinon pour boire et manger, ceux que j’entendais réouvraient probablement leur piste habituelle fermée par l’ensoleillement. Je ne lisais pas mais le livre des nuits en brousse était grand ouvert ! Je n’avais qu’à suivre les images offertes par des sons chargés de pulsations émotionnelles hachées de courts silences lourds de sens.

Enfin un peu de vent se levait, la nuit devait être avancée l’inconfort de ma couche m'empêchait de dormir et je tombais de sommeil. Le vent de plus en plus fort séchait la transpiration dans laquelle je me noyais presque depuis que je me tortillais sous la moustiquaire. La pluie amenait une sensation de fraîcheur bienvenue qui m’aurait poussé dans les bras de Morphée si elle n’était entrée en collision avec les tôles. J’étais à l’intérieur d’une caisse de résonance ! Le tonnerre et la foudre que les arbres appelaient réglaient les variations rythmiques de centaines de tambours au-dessus de ma tête.

« Pîîh, pipipipipipipipipi ! »

Une note brève et explosive suivie par une série de sifflements aigus, rapides et légèrement plaintifs me sortirent d’un sommeil brumeux et agité, j’avais les côtes en long. Le martin-chasseur du Sénégal est installé au Gabon lui aussi et m’avait apparemment suivi depuis Dakar pour me réveiller.

C’est un bel oiseau, le dessus du corps est bleu clair avec une bande noire sur les ailes, la tête et le dessous paraissent gris clair presque blanc, le bec est rouge. Il n’est pas farouche et semble apprécier la compagnie des hommes, il se nourrit surtout d’insectes. On peut l'observer facilement, il se tient à découvert en général sur des branches d’arbres morts, les ailes ouvertes et la tête relevée pour lancer ses trilles. Celui-ci le premier que je voyais en forêt était posté sur un arbre abattu à cinq mètres de ma case. Me regardant sans broncher il m’adressa un couplet plein d’entrain histoire de me remettre les os en place. Ce chant de bienvenue teintée de compassion envers un humain au squelette trituré, redessiné par une intimité trop étroite avec un assemblage de bois aux callosités saillantes était plus que sympathique, relaxant et tonique.

Mon premier réveil en forêt est marqué, pénétré de ce chant.

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