LE BLANC BIZARRE

 

 

.......

… Nous avons rejoint la route pour regagner le village. Il faisait très chaud et soif aucun de nous ne parlait à part pour maudire le soleil qui chauffait de plus en plus au rythme des insultes. Le revêtement de latérite couvrant la route nous renvoyait en nous grillant les pieds, la chaleur qui nous brûlait déjà la tête, la cuisson parfaite et pas même l’ombre d’un petit souffle d’air entre les murs de l’ensoleillement. Je vivais un paradoxe géographique, l'impression de traverser le désert en pleine forêt.

-Arrête-toi, écoute ce bruit, il y a quelque chose devant nous, là à droite, tu entends ?

Il était déjà surprenant de voir un homme noir rougir sous les effets de la chaleur mais bien que Amédée ait la peau claire ce mélange de couleur palissait et cette métamorphose devenait aussi insolite qu’une apparition subite de nouveaux rubans dans l’arc-en-ciel.

 

On cassait du bois dans l’ensoleillement à cinquante mètres devant nous, nous reculions lentement les sens aux aguets scrutant l’endroit d’où venait le bruit. Plusieurs petits troncs giclèrent violemment sur la route suivis de la masse impressionnante d’un éléphant visiblement contrarié par ce travail imprévu. Ces avortons debout sur leurs pattes arrières ne manquaient pas de toupet, pour faire leurs routes ils cassaient des arbres innocents et s’en servaient de plus pour barrer celle que ses ancêtres et lui maintenant empruntent depuis toujours ! L’homme imperturbable que semblait être Amédée démarra comme la foudre dans le sens opposé en soulevant la poussière et hurlant de le suivre. Ce n’était pas un assala, l'éléphant de forêt moins volumineux que celui plus grand et lourd que l’on rencontre en savane le plus souvent. Il était gris clair mais sa mauvaise humeur semblait faire progressivement virer cette teinte vers le rouge, un peu la même couleur que Amédée mais pour des raisons différentes.

 

J’étais ébahi par ce spectacle prodigieux. Sur cette trouée jaune-orangé dans le vert forestier bordée de l’empilement grisâtre de l’ensoleillement, l’aura de puissance de ce monarque de la forêt occupait tout l’espace. Dans ce cadre fragmenté ouvert au-dessus de lui sur l’infini d’un ciel bleu pâle il représentait les forces de la nature. Il se tenait debout dans l’embrasure d’une porte cosmique dont lui seul avait les clés, sa masse rayonnait dans un halo de majesté s’étirant vers le ciel d’où il semblait venir. Depuis le rideau d’arbres vivants puis morts qu’il avait traversé, immobile il interdisait l’accès aux paysages ouverts et souples des forêts où courent avec le soleil les dieux oubliés. Il y avait dans l’ombre des éboulis de sa marche forcée un malaise maléfique, la rage contenue d’un démiurge protecteur d’espaces inviolés. J’étais fasciné par ce qu’il exprimait de puissance, de connaissance et de sagesse.

Gardant sa position comme méprisant mon existence il me regardait d’un œil pensif la tête penchée.

Déployant à une vitesse stupéfiante son corps monumental il se tourna vers moi en remuant d'abord la tête puis giflant l’air de ses oreilles gigantesques il fit un petit pas en arrière comme pour prendre de l’élan. Trompe en l’air il m’adressa un son plus pétrifiant que les trompettes de Jéricho. Il semblait totalement insensible à mon admiration, l’insolence et l'inconscience dont ma présence était la preuve ne valaient aucune démonstration de force, mon insignifiance ne méritait qu’une vulgaire charge d’intimidation et quelques pas rapides dans ma direction accompagnés d’un grondement de colère sourde, il m’asséna un nouveau son de trompe encore plus puissant en agitant plus violemment les oreilles. J’étais figé, statufié ! Ce hurlement venu d’une autre galaxie m’a ramené sur terre, j’ai couru aussi vite que possible comme un dératé dans la direction où Amédée avait disparu. Réalisant l’espace d’un éclair qu’il me rattraperait aisément si je restais sur la route, j’escaladais l’ensoleillement plus rapidement qu’aucun singe ne l’aurait fait. Je ne grimpais pas, je volais ! J’étais au sommet d'une montagne de bois enchevêtrés, quelques mètres de troncs d’arbres morts nous séparaient. Nous étions face à face et de plus en plus proches, il lui suffisait d’un simple coup de tête pour envoyer dans le tourbillon d’un cyclone les restes de bois et cet impertinent bipède. L’ouragan qui balayait sourdement sa poitrine énorme m’hypnotisait, nous nous regardions et je ne pouvais ignorer l’intensité de son courroux.

Pendant une minute la notion du temps m’est apparue dans toute sa complexité. J’invoquais les génies protecteurs et les dieux du pardon de transformer son emportement en simple irritation. Alors il a reculé et avec un grand mépris m’a tourné le dos pour retrouver sa piste et s’est enfoncé dans la forêt de l’autre coté de la route sur un dernier coup d’olifant. Une insulte peut-être ou une recommandation, ne pas oublier qu’une prochaine fois il ne serait sans doute pas aussi magnanime ou tout simplement un au revoir accompagné d’un conseil de prudence et d’un rappel au respect.

Quel silence tout à coup ! À part les battements de mon cœur je n'entendais plus rien, pas même les mouches envahissant mes oreilles. Je suis resté un long moment sur mon perchoir épiant le moindre bruit, je ne pouvais me réfugier en brousse derrière l’ensoleillement il y avait un rideau de lianes qui semblait m’attendre tous crocs dehors et ma machette était à plus de vingt mètres de moi sur la route. Je ne pouvais pas non plus rester sur ce bûcher, ,j'essayais de m’y déplacer en direction de mon coupe-coupe sans dégringoler de mon abri. Je suis pourtant descendu plus vite que prévu, avec un lourd craquement je me suis enfoncé dans le bois jusqu’à la taille. Je me suis péniblement extirpé de ce piège, ai regagné la route et n’ai certainement jamais couru aussi vite. À bout de souffle je me suis arrêté cinq cents mètres plus loin, le cœur battant j’écoutais la forêt en sursautant au moindre bruit menaçant, je continuais en marchant vers le village. Mes sens attisés par la crainte avaient soumis mon corps à des transformations, équipé de tous les moyens de détection je portais des radars et des sonars tout autour du crâne.

 ........

- Nzogou wa sira Inongo Nyotangani, nzogou ntenrenz ndjone yé. Imbouiri yê yé kana yé !

Un copain du vieux Pierre, même génération, dégaine et pratique du français identique, s'approcha de la voiture il voulait passer une commande à Amédée, il lui parlait en me regardant comme s’il voyait un animal étrange. Amédée et le chauffeur riaient comme des bossus.

- Te voilà rebaptisé quand tu entendras Inongo Nyotangani comprends qu’on parle de toi. Il a dit, l’éléphant a attaqué le blanc bizarre et l’éléphant ne l’a pas tué. Ses génies le protègent ! Inongo signifie bizarre tu es donc maintenant le blanc bizarre, ce n’est pas méchant et encore moins une insulte. Ils n’ont jamais vu ça ! Étant enfant tu vois en brousse un homme inquiétant prés de son temple. En plus au Bénin le pays des fétiches et le berceau du Vaudou et tu ne t’enfuis pas en appelant ton père au secours. Pour ça au début tous croyaient que tu mentais, maintenant qu’ils te connaissent ils sont obligés de croire. Tu poses des questions que les blancs ne posent pratiquement jamais, les génies les esprits les ancêtres, tout ça ils s’en moquent. Il t’arrive des histoires où n’importe qui aurait des ennuis ou aurait au moins peur, toi tu passes à travers sans problèmes et de plus tu ris, un bois risque de t’écraser dans un bas-fond, tu plonges dans la rivière puis tu sors de l’autre coté et tu ris ! Moi-même je suis étonné mais eux ne te comprennent pas, tu es le blanc bizarre et tu as forcément une protection occulte. Ils ne t’interpelleront pas en t’appelant Inongo Nyotangani mais quand ils parleront de toi en langue ils utiliseront ces mots.

................

 

 

 

Début