................. ... Le dimanche nous partions en balade. Ganvié la citée lacustre, les cases aux toitures de pailles tressées avaient poussé sur des pilotis entremêlés couverts de coquilles vides et de champignons, comme sur des arbres à moitié immergés dont les houppiers abriteraient un peuple d’amphibiens aux écailles sombres et paré des couleurs innombrables que portent les oiseaux. On ne s’y déplaçait qu’en pirogue au milieu d’un ballet incessant de formes de tailles et de couleurs, on pouvait voir à la place des hommes des multitudes de feuilles déposées sur la lagune et dérivant au hasard d’un courant léger percé de coups de pagaies. Abomey capitale historique du royaume Fon devenu centre artistique. On pouvait y acheter des sujets en bronze et des figurines de cuivre représentant les héros et les grands monarques du passé et d’autres sculptures où plusieurs personnages mettaient en scène des gestes oubliés, des statues d’ivoire ou de bois et des tapisseries colorées aux dessins magnifiques. J'aimais plus encore les dimanches champêtres, les pique-niques en forêt. Je me sentais déjà attiré par ces endroits magiques chargés de mystères que mon imagination emplissait de formes fascinantes et de silhouettes clandestines. L’atmosphère féerique et les couleurs aux formules uniques du monde végétal exprimaient des pensées qu’il me semblait percevoir. Les sons me transportaient dans ces mondes étranges où les musiciens jouent des mélodies dont les notes prennent vie dans les ombres furtives glissant de branche en branche et où se perdent les regards. Derrière chaque bosquet et chaque arbre, derrière toutes branches et feuilles se cachait un inconnu dont les yeux me scrutaient, des lutins ou des génies, des farfadets ou des esprits, j’étais épié en permanence par des êtres fluides que je ne pouvais voir mais dont je savais la présence à la force de leurs regards. Je vivais des moments exaltants dans des univers impalpables jusqu’au jour où m’étant enfoncé en forêt un peu plus loin que le raisonnable m’y autorisait je fis une découverte plus proche de la réalité. Comme si la forêt elle-même en avait désigné l’emplacement, le sol était soigneusement nettoyé sur une surface relativement importante entre six grands arbres parfaitement alignés. En son centre une construction étrange de terre cuite ou de briques sculptées et assemblées en treillage comme des claies. L’ensemble de cet ouvrage formait une clôture rectangulaire. À l’intérieur étaient disposées dans un ordre dont j’ignore toujours l’aspect symbolique des statuettes et des figurines en terre cuite ou sculptées dans le bois. La plupart étaient peintes de couleurs vives, des mélanges de jaunes de bleus et de rouges, certaines en noir et blanc, d’autres tout en noir ou tout en blanc, chacune d’entre elles étaient couvertes d’une patine de sang plus ou moins sec. Sur les branches basses des arbres et des arbustes alentour pendaient maintenus par des cordelettes blanches, des têtes et des pattes de poulets ainsi que d'autres crânes et restes d’animaux. Je n’étais plus le guide aventureux d’une expédition imaginaire dont ma sœur cadette et moi-même étions les héros, la découverte de ce temple n’avait pas été prévue dans notre scénario. J’étais paralysé, statufié moi aussi comme ces figurines étranges par l’atmosphère troublante qui émanait de cet endroit. Puis un coup sur mon bras et un chuchotement craintif « Regarde là à droite du grand arbre blanc, on dirait que quelqu’un nous regarde » À la lisière des arbres se tenait un homme debout et torse nu un long pagne rouge et blanc ceint autour de ses hanches. Grand mince et musculeux, il était coiffé d’un petit bonnet de couleur pourpre une large ligne de peinture blanche barrait son front. Il nous fixait sans exprimer de méchanceté mais l’expression intense de ses yeux rougis par je ne sais quelle substance dégageait une puissance étourdissante. Mes yeux étaient rivés aux siens j’étais hypnotisé, aucun son ne sortait de sa bouche mais il me semblaitl'entendre et comprendre ses pensées puis il regarda rapidement ma sœur et ses yeux se plantèrent à nouveau dans les miens. Mon esprit était en lévitation dans son monde étrange et ma sensation de crainte s’était évaporée alors il prononça quelques mots dans son dialecte d’une voix calme et profonde et disparut sous les arbres comme il était apparu, par enchantement. Comme si j’espérais son retour pour revenir sur terre il m’a fallu quelques minutes avant que je réalise qu’il était parti ! Nous avons cédé la place au singulier protecteur des génies sculptés sans vraiment fuir mais en adoptant tout de même un rythme accéléré. Mon esprit rebelle à la direction où voulaient me mener mes pas se refusait à quitter cet endroit, dans ma tête résonnait un chant ensorcelant accompagnant des visions sublimées de forêts immenses, de fleuves tumultueux et de lacs impassibles. Tandis que je bredouillais à ma sœur que je ne savais pas ce que l’homme du temple avait pu me dire puis qu’il n’était pas méchant et ne nous aurait fait aucun mal, qu’il était satisfait de l’intérêt et du respect dont nous avions fait preuve en admirant son œuvre sans ne toucher à rien, mon esprit voguait sur ces fleuves et remontait ces rivières qui me guidaient au cœur de la grande forêt. .................. |