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… Vu de loin cet épais rideau de feuillages tressés était très joli. Il descendait des arbres comme une longue chevelure ondulée s’étirant de l’un à l’autre en formant une houle verte qui avançait sur des niveaux différents en courbes amples et allongées. Les hommes étaient fatigués et fâchés d’avoir été à ce point piqué et griffé, brûlé et mordu par

« Iga iwé, la brousse mauvaise ! »

Il fallait faire une pause, fumer une pipe ou un doigt de cigarette pour se reposer et attaquer les crêtes que l’on distinguait devant. La forêt était assez claire, je voulais voir jusqu’où s’étirait le panneau de lianes, les hommes bougonnaient et je n’avais pas envie de supporter leur mauvaise humeur. J’allais me promener en attendant qu’ils se calment et se décident à reprendre le travail. Quelques centaines de mètres plus loin le rideau devenait moins dense. Les lianes plus courtes et moins haut perchées semblaient chercher un point d'appui que la distance plus importante entre les arbres leur défendait. Elles s’effilochaient ou s’entortillaient entre elles comme pour se soutenir. Plus loin à l’intérieur de la forêt isolé du treillis que nous venions de traverser, je vis un assemblage étonnant de ces mêmes tiges qui avançait comme une barrière parallèle en construction. Le même mélange de lianes à petites et moyennes feuilles s’allongeait sur une quinzaine de mètres, en m’approchant je constatais qu’il faisait un coude. Le grand architecte végétal avait conçu un tunnel de tiges mouvantes habillées de feuilles en appui sur les arbustes faisant office de piliers. Le sommet en arcade semblait soutenu par deux murs de feuillage compacté séparés de deux ou trois mètres. L'entrée était grande ouverte, le tunnel était accessible jusqu’au fond après le coude pratiquement fermé par les lianes en dehors d’une petite ouverture au niveau du sol certainement pratiquée par un animal.

Un boyau de lianes, j’étais dans le ventre de la forêt !

Avalé par l’univers forestier j’en étais un élément. De retour aux sources de la vie sur terre je participais à la fonction végétale. J’embrassais l’air de ces milliers de feuilles, j’étais sensible aux mouvements du tunnel et à ses vibrations. J’écoutais le murmure des lianes et j'entendais la forêt vivre et je vivais en elle. Embryon humain respirant par des feuilles dans un sein végétal, j’avais le sentiment au risque de m’y perdre de m’ouvrir à la mémoire des arbres.

Malgré la petite ouverture au fond du coude il faisait très sombre. De petits points de lumière blanche bougèrent à mon approche depuis le mur de droite. Lentement cette multitude brillante se déplaça jusqu’au centre du tunnel puis entama une chorégraphie aérienne d’une grande légèreté. Elle se rassembla délicatement en une sphère étincelante tournant sur elle-même et s’arrêta prés du fond plus sombre comme sur la scène d’un théâtre magique.

Comme des volutes de fumée ces innombrables éléments lumineux s’étirèrent, se séparèrent, montèrent, descendirent, virevoltèrent dans une composition parfaite.

 

Dessinant des courbes et des arabesques ils donnaient vie à des silhouettes humaines ou animales, évoquaient des êtres de mondes inconnus. Ils dansaient dans un ensemble admirable sur une musique qu’eux seuls pouvaient entendre. Ces danseurs devenaient multitude, ils développaient un ballet spatial animé d’étoiles scintillantes d’un autre cosmos. Les mouvements lents étaient empreints de paix et d’une douceur immense, les ondulations calmes d’un océan de sérénité à l’odeur de vanille et de cannelle. Les impulsions rapides et accélérées déchiraient l'espace de déferlements d’éclairs éblouissants révélant des senteurs de piment, de poivre et de muscade.

 

 Je m’imprégnais de la grandeur de ce ballet magique, je voulais me fondre en cette apparition et participer à la danse de cet être de lumière. Flotter, voler avec lui ou elle dans son espace, éprouver le bonheur d’être en symbiose avec la beauté. Je voulais apporter et offrir ce que je sais de la beauté en communiant avec cet artiste sidéral à celle de son monde. Je voulais entrer dans sa dimension, celle de l’esprit qui m’ouvrirait les portes de son univers. Avec son aide devenir espace et découvrir les ailleurs qu’il me révélerait. Je voulais savoir ce qu’exprimait cette danse, déchiffrer ce langage gestuel, comprendre l’origine des effluves de forces que je sentais s’épandre en moi et qui m’immergeant dans un océan de pensées légères et subtiles, me baignaient de musiques célestes et de chants purs d’oiseaux de paradis. Le temps terrestre semblait s’être arrêté, j’étais dans une autre dimension, tellurique et cosmique. J’étais au-delà de moi-même dans ce théâtre de verdure, j’admirais ce spectacle d'un autre univers avec un regard intérieur depuis le sein de la forêt. Voyage divin offert par les arbres, habitants de la terre. Je percevais une pluie d’odeurs inconnues et je recevais des ondes de bienfaits, des images de souvenirs anciens remontant à l’aube de la création de la vie, de toutes les vies issues de la générosité du monde végétal.

Bernard était parti à ma recherche et m’avait retrouvé facilement en suivant mes traces. Je ne l’ai pas entendu arriver, j’étais hors de ce monde laborieux.

- Chef, tu parles avec un génie ne l’écoute pas, ne cherche pas à l’entendre il peut t’emmener loin et tu risques de rester la-bas ! Tu es dans sa maison, dans son temple il faut quitter là. C'est un esprit de la forêt qui danse comme ça. Il se sert de petits insectes qui ressemblent à des papillons blancs qui restent toujours dans des places sombres et cachées. C’est comme ça qu’il attire les hommes et après il chante et puis il parle et là c’est mauvais pour toi, il peut te garder avec lui pour toujours. Partons maintenant les autres sont déjà loin et cette place n’est pas bonne. Toi tu es trop pressé, il faut bien considérer le temps, tu dois apprendre doucement avec le temps. Connais bien d’abord la forêt et tous les arbres, tout ce que tu vois qui est bien et ce qui est dangereux. Nous savons tout ce qui est dans la forêt, les animaux, les arbres, les plantes qui soignent et celles qui peuvent tuer. Nous savons que les esprits habitent des endroits interdits à ceux qui ne sont pas prêts à les entendre. Tu veux aller trop vite ! Ecoute les arbres, d’abord tu n’entendras rien, écoute encore et puis demande de pouvoir comprendre, quand tu seras prêt les arbres le sauront et ils parleront dans ta tête. Ce jour là peut-être tu auras peur, tu ne peux pas commencer par la fin, c’est trop le désordre, tu ne peux pas courir avant d’avoir appris à marcher, restes tranquille ! Un jour tu pourras écouter et voir. Ce qui est mauvais pour les autres sera sans danger pour toi, au contraire tu sauras des secrets mais tu ne pourras pas en parler. Les autres ne te croiront pas ou diront que tu es fou !

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… Sous les arbres, le peu de lumière autorisée à traverser la frontière des nuages n’offrait qu’une très faible visibilité. Les forces diluviennes emprisonnaient l’oxygène du souffle des arbres entre la canopée et les premières lignes de nuages, on respirait difficilement. Tout paraissait plus lourd en particulier les jambes, j’avais l’impression de marcher dans l’eau jusqu’à mi-cuisses tant l’air était compact. Enjamber une souche ou un arbre mort devenait un exercice pénible. On préférait contourner un obstacle au lieu de l’attaquer à la machette. L'atmosphère pesait sur les épaules, on était mouillé de transpiration avant d’être trempé de pluie, Albert et sa troupe avaient revêtu leurs cirés ou leurs imperméables. Les corps engoncés dans ces sarcophages plastifiés se condensaient aussi, la troupe transpirait à grosses gouttes. Je préférais attendre la pluie avant de m’empaqueter dans cette matière collante, suffocante où le corps macère dans ses exhalaisons liquéfiées. D’abord lointains les roulements du tonnerre avertirent les nuages de l’imminence de l’assaut. La foudre chevauchant la tourmente se rapprochait assourdissante, illuminant la pénombre d’éclairs aveuglants. Le son fracassant de ses impacts se répercutait, s’amplifiait dans la double caisse de résonance des houppiers ébranlés et des ventres percés des nuages. Le vent sonnait la charge en jouant sur les grandes orgues végétales, il faisait hurler entre les branches une symphonie rugissante, celle de la puissance de l’arbre enraciné dans l’unité du ciel et de la terre. Toute la forêt résonnait des chocs violents d’énormes gouttes d’eau contre les feuilles assommées. Un petit torrent dévalait le long de chaque tronc par des gouttières creusées dans l’écorce par la fréquence et la ponctualité des orages équatoriaux. La pluie courbait les rameaux pour prendre de la vitesse par l’effet catapulte de la souplesse des feuilles et des branches. Elle s’écrasait, explosait, se fragmentait, pour mieux se rassembler en ruisseaux et cascades courant vers les rivières des bas-fonds qui gonflaient en grondant dans des jaillissements d’écume. Nous étions collés aux arbres où la pluie nous malmenait moins violemment, la foudre tombait où elle devait le faire et nul ne songeait à s’en protéger. Il s'agissait surtout de se mettre à l’abri du plus grand danger, les colis. Des branches mortes parfois très lourdes et en équilibre instable maintenues en hauteur par les ramures saines, la force du vent les projetait au sol. Le vacarme de l’orage aurait couvert le bruit de chute d’un tel assommoir. C’était la pire menace ! Il n’y avait qu’une chose à faire, attendre à l’abri fut-il précaire la fin du déluge. Malgré les cirés nous étions trempés d’un mélange frigorifiant de pluie et de sueur. L’orage avait duré plus d’une heure, le sol imbibé d’eau était très glissant. Les chutes, si elles faisaient sourire la première fois s’accompagnaient de jurons chargés de colère quand les dérapages devenaient trop fréquents. Dés l’arrêt de la pluie nous nous étions débarrassés de ces encombrants cirés. La pluie n’avait pas percé les innombrables toitures superposées des frondaisons, les feuilles des arbres et surtout celles des baliveaux étaient chargées de gouttes d’eau, nous étions inévitablement douchés par chaque arbuste à peine frôlé. Je n’aurais jamais imaginé avoir froid en forêt équatoriale au point de claquer des dents, je pouvais prendre la mesure de l’expression «  trempé jusqu’aux os » Je n’étais pas le seul à grelotter, Bernard décida de faire un grand feu pour nous réchauffer avant de repartir au travail. Je ne voyais pas comment parvenir à faire un grand feu avec du bois forcément détrempé par cette grande pluie.

 

- Viens avec moi, tu vois les okoumés la-bas ? Allons-y, les autres vont ramasser beaucoup de branches pas trop grosses, on s’en fout si elles sont mouillées. Pierre, vient m’aider ! Tu vois la place où l’okoumé a été blessé, la résine a coulé sur la peau de l’arbre et elle a durci, on va ramasser beaucoup de cette résine. Voilà, maintenant on va mettre des morceaux de branches sur la terre pour que la résine ne la touche pas, il ne faut pas qu’elle se mouille encore ensemble avec la terre. Tu vois il y a beaucoup de résine, maintenant on va mettre tout autour des branches qui vont rester debout, il faut qu’on les pose comme le toit d’une maison et qu'elles se touchent en haut. La résine va brûler tout de suite même si la pluie l’a mouillée. C'est façon alcool qui y en a dedans qui brûle, la résine va chauffer le bois puis le sécher et le bois va brûler, après on ajoute seulement du bois et tu vas voir un grand feu je te dis. La pluie ou pas, ça va toujours brûler et on va se réchauffer !

 

Il riait Bernard le pygmée devant son grand feu, se réjouissait de la joie d’apporter le réconfort des flammes ! Tout le monde riait ou souriait, selon que l’on était réchauffé ou pas encore. Le feu après l’orage, je ressentais le sentiment de bien-être et de sécurité qu'éprouvaient nos ancêtres au fond de leurs cavernes. Le petit homme de la grande forêt avait réveillé ces sensations. Il ne savait pas très bien écrire ni lire, il se débrouillait avec les mots. Mathématique, physique, chimie, astronomie, philosophie, littérature, des mots peut-être des sons qu’il entendait et dont il ne comprenait ni le sens ni l’intérêt. Mais dans son environnement quelle science, quelle somme de connaissances, quelle efficacité !

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… Je m’assis adossé à un grand arbre, son écorce lisse gris clair avait l’aspect d’une peau d'éléphant, je me calais entre deux contreforts qui faisaient office d’accoudoirs. Minces et très longs ils s’écartaient en serpentant de la base du fût et plongeaient dans la terre comme les éléments d’un système de communication avec les autres végétaux dont cet arbre pouvait être le centre. J’avais besoin de récupérer et surtout de réfléchir. Je me sentais ridicule, je n’allais tout de même pas tourner en rond avec toutes ces marques laissées par la prospection. Inongo Nyotangani ne retrouvant plus sa route n’inspirerait aucune confiance, ce serait la mort d’un mythe original et la naissance d’un autre moins cordial. Je restais un long moment contre cet arbre, je me sentais calme et me serais presque endormi. Cette sensation de torpeur n’était pas simplement due à la fatigue, je me décontractais, respirais sereinement comme guidé par le souffle de l’arbre. Aucune inquiétude ni tension quelconque au contraire j'avais l’esprit très clair, je trouverais ma route sans problèmes, cette certitude s’exprimait par les racines étalées devant moi trouvant l’énergie de la terre en plongeant toujours plus profond, plus loin. Réconforté par la force apaisante de l’arbre je n’avais besoin que de repos. Plus je me laissais aller plus il me semblait fondre dans cet immense corps végétal. Je sentais dans mon dos cette vie qui circulait depuis ce vaste réseau de racines courant à mes pieds à ces feuilles très petites et si haut perchées que je les distinguais à peine. Des effluves de force m’enveloppaient, celles des bras herculéens portant des rameaux gorgés de lumière et celles reposant dans l’obscur de la terre où l’arbre puise avec lenteur la vigueur de la pierre. Depuis ses vaisseaux et ses fibres l’arbre me traversait d’ondes vitales, je ressentais en souffles d’énergies une communion de pensées entre le végétal et moi où je baignais volant comme dans un rêve, dans l’éblouissement d’un vertige irréel. Je vivais un moment unique d’intensité cosmique dans l’émotion indicible d’un bref instant d’éternité où toute raison s’envole.

 

Dabéma

« Tiou, Tiou, Tiû » Venant de derrière l’arbre un des nombreux coucous habitant la forêt me ramena sur terre annonçant son passage, il passa prés de moi montrant son ventre jaune puis me dépassant, son dos et sa queue d’un vert étincelant. La forêt avait dépêché un guide pour  m’indiquer la route ! L’oiseau avait volé droit devant puis à droite et avait disparu derrière un okoumé parmi les feuilles des grands arbres. Revigoré et rassuré par cette présence je me levais et suivis la direction indiquée par le messager des arbres. Deux cents mètres plus loin je trouvais une intersection de layons bien dégagée et marquée lisiblement. Il était devenu très simple de retrouver la piste menant au village en suivant les indications de ce génie bienveillant. Au bout de trois quarts d’heure d’une marche pénible j’étais dans ma case, je m'endormis immédiatement.

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