................ … Un endroit lugubre où tournoyaient dans des vapeurs méphitiques des nuages de moustiques et d’autres buveurs de sang. Les pires teintes de marron et de gris s’y trouvaient mélangées par une entité à l’esprit égaré, aux visions hallucinées et obscurcies par les émanations délétères des eaux croupissantes. Aucun son ne vibrait en ces lieux nauséabonds, pas même celui des sources agonisantes où se désagrégeaient sous des cryptes moribondes les idoles végétales sacrifiées aux rites de Thanatos. L’atmosphère ténébreuse et glauque de cette serre infernale mettait en relief les branches fracassées de bosquets faméliques d’où semblaient surgir les trois têtes de Cerbère repoussant vers le cloaque les contours hallucinés d’âmes enchaînées. Les houppiers avilis des grands arbres asservis se rejoignaient en emmêlant leurs linceuls ignominieux pour interdire au jour de pénétrer ces frontières. Les baliveaux maigres et sales avaient la couleur de la bauge ou ils poussaient. Leurs feuilles et leurs branches s’inclinaient sous la charge d’une pellicule d’aspect nauséeux piquée de protubérances, de gouttes ou de cloques prêtes à éclater pour grossir en pluie de crasse la fange vers laquelle elles penchaient. Les lianes pendaient tristement et pesamment, honteuses d’être couvertes de haillons répugnants. Les troncs bosselés portaient courbés le même genre de costume putréfié. Gris corrompu taché de marron pourrissant ou marron crotté maculé de gris décomposé. Ces insultes à la couleur disposées par un hasard malveillant avaient une unité de teintes affligées, le vert étouffé des feuillages en était barbouillé.
Les rikio s’alignaient en cohortes mercenaires, leurs racines aériennes se touchaient formant un immense filet suintant aux mailles d’acier trempé, imbibé, imprégné de saleté repoussante, comme des rets posés là pour emprisonner et contaminer les vivants mystifiés. La
vase liquide ou pâteuse exhalait les miasmes fumants de ce cimetière bourbeux.
Seules les traces sinueuses de serpents dessinées dans la boue en remous
visqueux signalaient la présence d’êtres vivants autres que les amphibiens et
les insectes.
L’un
des hommes trouva en pataugeant au hasard des traces d’éléphants, nous les suivîmes.
Elles indiquaient forcément la route à suivre pour sortir au plus vite de cet
endroit malsain. Si eux ne s’enfonçaient pas nous ne risquions rien,
théoriquement ! Les pachydermes n’importe où en forêt sont de grands
prospecteurs, ils trouvent toujours le chemin le plus sûr et le moins fatigant.
Il
fallait tout de même pour se tenir debout prendre appui sur les racines
glissantes des rikio, ébo et de tous les arbres qui offraient des prises nous
aidant à progresser à travers le marécage. Entre deux arbres pourvus de points
d’appui on était bien obligé de mettre pieds dans la vase mais avec de grandes
précautions, jusqu’à ce que l’on rencontre en tâtonnant une branche ou
n’importe quel support solide ne s'enfouissant pas. L’engloutissement était
insupportable au-delà du nombril, pas question de s’enfoncer plus bas, il
fallait recommencer un peu plus loin jusqu’à trouver un point stable. On
arrachait en injuriant ce maudit marécage, une jambe prisonnière de la bauge
dans des bruits de succion obscènes puis en essayant de garder l’équilibre,
l’autre jambe de l’emprise poisseuse de ce mélange de terre et de végétaux en
décomposition allongé d’eau pourrie.
Celui
plus agile qui était devant en appui sur des racines ou un arbre mort ne
s'enlisant pas, attrapait le bâton qu’on lui tendait et tirait jusqu’à ce qu’on
le rejoigne pratiquement allongé dans la fange. On
trouvait par endroits des bandes de terre relativement solides, couvertes
d’herbes et de feuilles elles permettaient d’avancer plus rapidement, on ne
s’enfonçait que jusqu’aux chevilles ou aux genoux. Il était rassurant de ne
plus éprouver ne fut-ce qu’un court moment la crainte d’être enterré vivant et
d’étouffer happé par les résidus encore mouvants d’un passé antérieur à la
préhistoire. Celui où les forces telluriques se télescopaient où l’énergie
cosmique donnait forme à la terre qui engendrerait à son tour la vie.
Cette traversée des berges du Styx dura une éternité, quel plaisir et quel
soulagement d’être enfin sorti de cet endroit exécrable et de trouver une
rivière où pouvoir se laver, enlever et rincer à grande eau les habits maculés,
extirper en la frottant de sable ou de pierre cette odeur dégoûtante de nos
peaux souillées. Ces endroits, aux décors sinistres sont pourtant riches de toutes sortes de vies et à ce titre ne manquent pas d’intérêt.
L’exploitation
ne viendrait jamais jusque là, les Bahia, les bilinga, les rikio et les autres
pouvaient pousser tranquillement, nul ne viendrait les en empêcher. Nous
avons franchi deux rivières pour quitter cet endroit. La chance avait mis en
travers des cours d’eau pour nous être enfin agréable, des troncs larges et
secs sur lesquels nous avons traversé sans problèmes. J’ai retrouvé la forêt
avec une grande joie et un immense soulagement. Il fallait que j’évacue ces
images frustrantes d’angoisse et de souillure de crainte qu’elles ne gâtent
celles de beauté magique, de mystère et d’harmonie que les génies de la
forêt m’offraient à leur guise. Pour refouler la laideur je devais faire appel à mes souvenirs. .......... |
................ J’ouvrais les portes de mon âme à mes découvertes de marais magnifiques et d’accès improbables où l’on ne se déplace qu’en pirogue en froissant d’ondes éphémères l’ombre des grands arbres penchés.
Où l’on devine dans la pénombre écartelée
les silhouettes blanches et confuses qui lentement se dessinent dans le
luminaire céleste et sourient un moment, puis comme à regret disparaissent en
jeu d’arabesques de la goutte laiteuse flottant dessus la terre pour revenir au
néant. Où les miroirs mouillés de vapeurs nonchalantes se rident en vaguelettes
que ne forme aucun vent et s’ouvrent à la métamorphose d’une fleur gigantesque
ruisselante d’or et de pourpre puis reflètent en tremblant le bleu où essaiment
de légers nuages blancs ! Où de vastes plans d’eau se rejoignent à travers les
méandres d’îlots de papyrus et de joncs d’où une multitude de plumages
chatoyants pointille l’espace de scintillements multicolores ! Dans ces mondes
liés à de vastes étendues d’eau paisible tout s’apparente à la beauté malgré
les crocodiles, les serpents et les rapaces qui sèment la peur et le meurtre.
On s’imprègne de la grandeur du spectacle pour en occulter les drames.
Quelques grands fromagers aux troncs gris
larges et droits éclaircis par les rayons du soleil servent de dortoir aux pélicans
et de séchoir aux cormorans et aux anhingas. Ces totems érigés aux dieux de la
faune dominent de grands espaces herbeux fendus par les pistes des
hippopotames, des éléphants ou des buffles. Couverts de joncs ou de papyrus et
de hautes herbes où les crocos se réchauffent à l’abri des regards indiscrets,
ces étendues de verdure forment souvent des îles entre lesquelles l’eau serpente,
reflétant des images du ciel parmi les feuilles et les fleurs de nénuphars. Les
grenouilles peinturlurées plongent à ton approche pour se mettre en sécurité et
réapparaissent quelques mètres plus loin, te surveillant enfoncées dans l’eau
jusqu’aux yeux. Les libellules grandes et petites, aux ailes bleu-violet ou
turquoises, noires et piquées de points rouges, t’offrent avec virtuosité un
quadrille aérien en zigzaguant à la vitesse de la lumière à travers les nuages
de moucherons. Sur les berges ou au bord de l’eau les
aigrettes garzettes à l’élégante silhouette élancée et au plumage blanc pur, te
toiseront sans doute pointant vers toi un long et fin bec noir puis reprendront
leur position de chasse en équilibre sur une seule grande patte. Perché non
loin d'elles sur un arbuste ou un arbre mort, un héron pourpré te laissera
admirer la beauté du cocktail gris et roux de son plumage souligné de dessins
de lignes noires.
Si tu as de la chance tu pourras apercevoir
à demi caché parmi les hautes herbes, le magnifique autant que rare et farouche
héron cendré. Tu verras forcément zigzagant juste au bord de l’eau, une
ombrette africaine au plumage brun et au bec court et épais agiter sa grande
crête tombant sur l’arrière de la tête. Tu croiras qu’un serpent s’approche de
toi voyant le long cou et le long bec pointu de l’anhinga nageant dans l’eau le
corps immergé. Ce cousin des cormorans plongera devant toi et ressortira non
loin avec un poisson brillant dans son bec. Des « pîîp, pîîp, pîîp » criards
et incessants te feront lever la tête et admirer la danse rapide des ailes d’un
blanc immaculé du vanneau à tête blanche. Les martins pêcheurs aux plumages
mêlés animeront pour toi un kaléidoscope coloré de roux, de bleus, d’oranges,
de verts, de turquoises et de gris dans leurs démonstrations de vol
stationnaire avant de s'enfoncer dans l’eau comme des flèches. Depuis les galeries forestières le ciel
bleu clignotera des reflets verts du vol de l’ibis hagedash aux clameurs
puissantes. Plus prés des bouquets de jeunes arbres les souimangas volant d’une
fleur à l’autre puisant le nectar de leurs longs becs incurvés, offriront à ton
regard l’impressionnante palette des couleurs éclatantes dont ils son parés.
Vert bleuté, bleu métallique, violet, parme, rouge foncé, pourpre, carmin, écarlate,
jaune vif, tendre, brun chaud, noir profond, roux, gris. Je ne saurais toutes
les citer tant elles sont nombreuses et assemblées avec une harmonie dont seule
la nature est capable.
Je te donne un exemple exceptionnel de la
beauté de ces tableaux. Le choucador splendide, il mérite bien son nom. C’est
une sorte de merle au plumage bleu vert étincelant, un masque noir fait
ressortir le blanc de ses yeux. Les ailes et la queue sont barrées d’une large
bande noire. Le dessous du corps est plus sombre, bleu foncé, un ruban pourpré
décore le haut de son ventre. Son proche cousin le choucador pourpré porte les
mêmes couleurs, plus sombres. La tête et le haut de la poitrine sont violet et
pourpre foncé.
Les hirondelles et les martinets
inépuisables chasseurs d’insectes striant le ciel de leur vol rapide et
incessant, joueront à te frôler de plus en plus prés.
L’aigle pêcheur noir et blanc, te fera la
démonstration de son habileté à attraper entre ses serres un poisson trop
proche de la surface qu’il saisira en vol dans un piqué rapide.
Les éléphants immergés et trompes hors de
l’eau pourraient te faire la grâce de traverser devant toi une rivière,
dérangeant au passage un troupeau d’hippopotames mécontents, leurs regards
courroucés forceront ton envie de rire.
Les marais paisibles, colorés et vivants.
Les marécages sales, sombres et menaçants. Tout est là dans cette forêt, elle
ne cache rien.
Ce que l’on voit dépend de soi, de la
couleur de son âme, de la façon dont on scrute les miroirs que l’on veut, que
l’on peut lui faire traverser. .........................
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